Pourquoi l'IA va amener les humanités au coeur des entreprises

Cet article est paru dans Les Echos, le 24 avril 2018.

Depuis quelques années déjà, la rapidité et l’ampleur des changements vécus par les entreprises leur imposent de définir leur mission, leurs valeurs, le sens de leurs actions, leur vision du monde, leur philosophie. Sauf qu’aucun algorithme et aucune équation ne peuvent répondre à ces questions. En revanche, un poète… 

 

L’intelligence artificielle. Cette simple expression mène inéluctablement à parler d’algorithmes, d’équations, de réseaux de neurones, de corrélations… C’est qu’avec l’explosion des nouvelles technologies, le monde s’est complexifié et mathématisé. Les data scientists sont devenus les nouvelles stars de l’ère numérique, les seuls capables de faire parler les données, de leur conférer un sens. Et justement, en parlant de sens, celui-ci semble cruellement faire défaut à de nombreuses entreprises et travailleurs. Tout le paradoxe est là. Pendant que le progrès technologique révolutionne nos métiers et activités en déchiffrant peu à peu le monde, il pose aussi des questions morales et philosophes nouvelles. Que faire des données collectées ? Est-ce moral de concevoir une application dans l’un des buts est de maximiser le temps d’utilisation de l’utilisateur ? Quelles limites doivent être (im)posées dans le développement de l’intelligence artificielle ?

Face à toutes ces questions, les mathématiques restent muettes. Ainsi, les philosophes commencent à faire leur apparition au sein des entreprises. Google dispose déjà de son propre philosophe en interne qui aide les dirigeants et employés à répondre à des questions éthiques, sociales ou environnementales de plus en plus critiques. Son rôle, avec eux, est de prendre du recul, de faire un pas de côté et de prendre le temps de la réflexion. Ainsi, avec l’utilisation des intelligences artificielles et les problématiques liées à la gestion des données, toutes les entreprises, en particulier les géants de la technologie, font aujourd’hui face à des choix qui impliquent de déterminer les valeurs sur lesquelles reposent l’entreprise. Le récent scandale impliquant Cambridge Analytica et Facebook en est l’exemple le plus saisissant. Lors de son audition devant le Congrès américain, Mark Zuckerberg, fondateur et PDG du réseau social, a été sommé d’expliquer le sens de ses actions et la vision à long terme de son entreprise dont découle une certaine vision du monde.

Autre métier qui risque fort de se développer… celui de poète d’entreprise ! Aujourd’hui, les interactions avec machines, robots et intelligences artificielles demeurent bien souvent décevantes. Il suffit d’essayer de dialoguer avec un assistant personnel comme Siri ou Cortana pour s’en convaincre. S’ils sont capables de vous dire le temps qu’il fait, ils ne peuvent nullement débattre sur la nouvelle politique économique du gouvernement et encore moins comprendre les subtilités de notre langage comme l’ironie. Or, pour faire adopter ces innovations, leurs concepteurs cherchent à « humaniser » ces programmes informatiques en les rendant plus empathique, émotif, digne de confiance. C’est ici que les poètes entrent en jeu, tout comme les conteurs d’histoire. D’ailleurs, Jonathan Foster, rédacteur en chef de Cortana, confirme : « Les études montrent que les utilisateurs ont des réponses émotionnelles à l’outil. Il faut donc une certaine sensibilité ».

Comme le philosophe, le poète est celui qui par les mots et la parole donne du sens. Le mot « poésie » vient du grec, « faire », dans le sens de fabriquer quelque chose, avec ses mains, artisanalement, comme un menuisier ou un peintre. Les poètes sont ainsi ceux qui fabriquent des vers, et à travers eux, des pensées… et du sens ! Avec la multiplication de ces travaux, nul doute que la relation homme-machine sera bouleversée même si de potentielles dérives apparaissent déjà comme le souligne le film Her où Theodore Twombly, joué par Joaquin Phoenix, tombe amoureux de l’intelligence artificielle de son nouveau système d’exploitation (qui a une voix humaine, celle de l’actrice Scarlett Johansson). Là aussi, il faudra un débat philosophique !

Néanmoins, si aujourd’hui, les Chief Poetry Officer et Chief Philosophy Officer sont encore peu nombreux et font sourire, nul doute qu’ils joueront un rôle accru dans les années à venir. Le développement frénétique des nouvelles technologies pose des questions, pour certaines existentielles, qui requièrent l’aide des Humanités. Ces dernières, trop souvent reléguées au second rang, loin derrière les mathématiques, s’apprêtent à faire un retour sur le devant de la scène. Les entreprises, pour créer du sens et contribuer au bien commun, ont besoin de philosophes, de poètes, d’artistes…

 
Adrien Rivierre