Le choix des mots oriente la révolution numérique

Cet article est paru sur Usbek & Rica, le 3 juillet 2017.

Big Data, intelligence artificielle, transhumanisme, ubérisation, disruption, blockchain sont quelques-uns des nouveaux termes à la mode pour tenter de décrypter les bouleversements technologiques actuels. Mais qui choisit et parfois invente ces mots ? Plus fondamentalement, sommes-nous certains que ces mots sont neutres ou au contraire ne nous imposent-ils pas une certaine vision du réel ?

Albert Camus écrivait justement, dans son essai Sur une philosophie de l'expression daté de 1944 : « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde ». Il soulignait par là le pouvoir des mots sur le réel. En nommant les choses, non seulement nous lui donnons vie mais nous lui donnons une certaine « couleur ». Les mots que nous employons sont le reflet de notre vision du monde.

Cadrage du réel

Les mots agissent ainsi tels des cadres, comme en peinture et en photographie. En cadrant une image, l'artiste choisit de la mettre en valeur. Par exemple, selon qu’il opte pour un cadrage horizontal ou vertical, l’effet produit est différent.

Ci-dessous, le tableau de Millet Les glaneuses qui est cadré selon la règle des tiers. L’image est décomposée en trois parties horizontes et trois parties verticales, les éléments les plus importants à regarder se situant aux intersections des lignes imaginaires.

Les glaneuses de Millet

Cette technique du cadrage se retrouve au cœur de notre langage. Comme le définit le professeur de linguistique cognitive, George Lakoff, dans son ouvrage La Guerre des mots, les cadres sont des structures mentales qui façonnent notre manière de voir le monde. Ils déterminent dès lors les objectifs que nous nous fixons, les projets que nous choisissons de réaliser, nos actions… Ces cadres sont invisibles et inconscients (comme les lignes imaginaires qui décomposent le tableau de Millet). Les spécialistes disent qu’ils appartiennent à « l’inconscient cognitif ».

Si vous demandez à quelqu’un de ne pas penser à un éléphant, la première image qui apparaîtra dans son cerveau sera celle d’un éléphant

Mais que sont exactement ces cadres ? Les mots que nous employons se réfèrent à des cadres conceptuels. À chaque fois que nous prononçons un mot, un cadre conceptuel est mobilisé dans notre cerveau. Avec humour, George Lakoff montre que si vous demandez à quelqu’un de ne pas penser à un éléphant, la première image qui apparaîtra dans son cerveau sera celle d’un éléphant. Le mot éléphant réveille le cadre « éléphant » dans notre cerveau…et il est impossible d’en être autrement.

Cette idée fut aussi largement développée par les chercheurs Sapir et Whorfdont l’hypothèse (néanmoins contestée) est que nos représentations du monde dépendent de notre langage. Le pouvoir des mots est donc silencieux mais bel et bien puissant. Le film Premier contact du réalisateur Denis Villeneuve montre les implications d’une telle hypothèse.

Très simplement, l’utilisation massive, et toujours plus importante, de mots anglo-saxons dans la langue française pour désigner de nouvelles réalités, conditionne déjà une certaine vision du monde dans lequel nous vivons. Le terme Big Data est à ce titre emblématique. Depuis des années, de l’aveu même de ceux qui emploient ce terme, sa définition demeure floue mais aucune alternative convaincante n'est proposée. N’oublions pas non plus que le terme de « digital » est un anglicisme qui devrait être substitué par le terme « numérique ».

Les mots des élites numériques

Le sociologue Pierre Bourdieu a étudié le pouvoir symbolique des mots et de la parole dans l’espace social. Il rejette notamment l’idée selon laquelle il existerait un « communisme linguistique », c’est-à-dire une universalité de la parole. Dans son ouvrage Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu montre ainsi que la parole détermine des rapports de pouvoir entre les différents groupes sociaux. Ces derniers emploient des mots plus ou moins riches, disposent d’un vocabulaire plus ou moins varié ou créent des néologismes pour désigner de nouvelles réalités.

Pierre Bourdieu est une figure majeure des sciences sociales

À partir de ce constat, Pierre Bourdieu montre qu’il existe, comme en économie, un marché linguistique sur lequel s’échangent des mots qui disposent tous d’un pouvoir symbolique donné. Ces nouvelles formes de pouvoir sont à l’origine de conflits pour la conquête du pouvoir symbolique recouvrant l’obéissance, l’admiration, la confiance…

Les termes de Big Data, ubérisation ou blockchain sont toujours employés par ceux qui tirent profit des bouleversements technologiques et numériques

Et contre l’idée d’une égalité parfaite du pouvoir d’influence des différents agents sur le marché, Bourdieu affirme que la maîtrise du langage – à travers la parole – est à la source d’inégalités et de rapports de force déséquilibrés. Se met alors en place une véritable « économie des échanges linguistiques ». La parole dépend ici en très grande partie de l’origine sociale. Et nous pouvons affirmer qu’aujourd’hui, elle dépend aussi de la capacité des individus à comprendre, analyser et communiquer les bouleversements numériques que nous vivons. Les termes de Big Data, ubérisation ou blockchain sont dès lors toujours employés par ceux qui construisent et tirent profit des bouleversements technologiques et numériques actuels.

Le vocabulaire comme lutte sociale

Pour se libérer de cette domination, Bourdieu affirme qu’il faut parvenir à comprendre les mécanismes symboliques sous-jacents qui sont à l’œuvre. L’objectif principal est alors de mettre en lumière que la parole officielle est arbitraire. Autrement dit, les mots qui sont employés partout et tout le temps ne sont pas les seuls possibles. D’autres mots, paroles et donc visions du monde peuvent exister.

Crédit : Frits Ahlefeldt Hiking

Par exemple, dire « social media » ou réseaux sociaux pour désigner des plateformes comme Facebook ou Twitter n’a pas les mêmes conséquences. Dans l’expression « social media » il y a l’idée explicite de media. Facebook est alors par définition un media qui véhicule des informations tout comme un journal ou une chaîne de télévision. Cette idée de « media » n’est en revanche pas présente dans la traduction française (pourtant officielle) de réseaux sociaux qui insiste beaucoup plus sur les interactions et les liens créés par ces plateformes.

Mais Bourdieu ne manque pas de faire remarquer qu’en dehors des positions légitimes, il est difficile d’être entendu. C’est ce qu’il appelle la distinction. Les élites qui créent et orientent la révolution numérique actuelle disposent ainsi d’un pouvoir non négligeable sur les autres groupes sociaux. À partir de là, il est possible de soupçonner l’existence de manipulations.

Pour conclure, voici quelques mots savoureux récemment intégrés dans nos dictionnaires français pour nommer les nouveaux phénomènes de la transformation numérique : 

Téléverser : verbe transitif. Transférer des données d’un ordinateur local vers un ordinateur distant, via un réseau de télécommunications (par opposition à télécharger) : Téléverser ses photos sur un site Web

Le Petit Larousse illustré 2017

Nomophobie : nom féminin. Anglais nomophobia, de no mobile « sans portable » et phobia : phobie. Dépendance extrême au téléphone portable. n. et adj. Nomophobe

Petit Robert de 2017

Googliser :  verbe transitif. Rechercher des informations sur (quelque chose ou quelqu'un) sur Internet avec un moteur de recherche. Recruteur qui googlise un candidat. Variante : googler.

Robert illustré 2018

 
Adrien Rivierre