Freud est mort, vive l’IA !
Cet article est paru sur Usbek & Rica, le 17 février 2018.
L’intelligence artificielle est partout… même là où on ne l’attend pas. Dernier exemple en date, elle peut désormais diagnostiquer des pathologies psychiques avant même leur apparition. Et si l'IA annonçait la fin du règne de la psychanalyse freudienne ? Adrien Rivierre, lecteur-contributeur régulier d'Usbek & Rica, s'est posé la question.
Depuis plus d’un siècle, la psychanalyse, discipline inventée par l’autrichien Sigmund Freud, est un véritable objet de fascination. Pour les uns, c’est une thérapeutique salvatrice. Pour d'autres, comme le philosophe Michel Onfray, cette discipline n’est qu’une fumisterie (voir son ouvrage à charge, Le Crépuscule d’une idole, Grasset, 2010). Toujours est-il que la psychanalyse freudienne a changé à jamais la vision que l’homme porte sur lui-même. Toutes nos pensées et nos actes ne sont plus le fruit du hasard mais renvoient à des forces invisibles, celles de l’inconscient. Cette découverte et, avec elle, celle de la signification cachée des rêves, des pulsions ou des inhibitions, aide à comprendre notre fonctionnement psychique.
L'IA analyse la parole des patients, notamment la cohérence des phrases prononcées
Ainsi, plus qu’aucune autre discipline, la psychanalyse semble être une affaire d’humains. Après tout, nous sommes ici dans le monde de la subjectivité, des fantasmes, des états de conscience… Un monde bien éloigné de celui des machines. Et pourtant, les travaux de Guillermo Cecchi, responsable du Laboratoire de psychiatrie computationnelle et de neuro-imagerie chez IBM, publiés dans la revue World Psychiatry le 19 janvier dernier, risquent fort de changer la donne.
Ce dernier a en effet développé une intelligence artificielle capable de détecter les prémisses d’une pathologie psychique. Comment un algorithme peut-il réaliser une telle prouesse ? L’IA utilise la même méthode qu’un psychanalyste, tout simplement. Elle analyse la parole des patients, notamment la cohérence des phrases prononcées, quand ceux-ci décrivent leurs troubles ou leur mal-être.
La parole, voie d’accès à l'inconscient
Tout la psychanalyse repose sur la parole. Dès ses premiers travaux, Sigmund Freud s’intéresse au rapport entre le langage et notre inconscient. Dans son ouvrage paru en 1891, Contribution à la conception des aphasies, il étudie les troubles de l’expression et de la compréhension du langage, alors même que l’appareil phonatoire des patients fonctionne parfaitement. Freud fait alors une découverte majeure : les mots que nous employons, une fois interprétés, lèvent le voile sur des expériences refoulées, enfouies au plus profond de nous. La structure et la cohérence des phrases sont également des indicateurs pertinents pour déterminer l’existence d’une pathologie psychique, latente ou développée.
« La parole, c'est la cure », disait
Jacques Lacan
Sur l’interprétation des mots, l’IA est aujourd’hui incompétente. Elle ne comprend pas les sous-entendus, l’ironie ou les antiphrases (mot employé pour dire son contraire). Elle ne comprend pas non plus la distinction introduite par le psychanalyste français Jean Oury, entre le dit et le dire. L’expression « Vous voyez ce que je veux dire ? » témoigne que le « dire » est beaucoup plus vaste que le « dit ». Ainsi, les mots renvoient toujours à des idées ou à des concepts de façon plus ou moins implicite, c’est le sens connoté des mots. Et d’autres obstacles posent problème à l’IA, comme celui de la polysémie du langage, c’est-à-dire le fait qu’un seul mot peut avoir, dans des contextes différents, de multiples sens.
Portrait de Sigmund Freud (Wikimedia commons)
En revanche, l’IA, grâce aux méthodes de traitement automatique du langage, se révèle très performante pour détecter les incohérences de structure grammaticale. L’expérience de Cecchi consiste ainsi à demander à des patients de lire un texte puis de décrire ce qu’ils en ont compris. L’IA analyse alors la cohérence des phrases et peut prédire, avec un taux d’acuité de 83 %, ceux qui développeront une psychose dans les années à venir. Concrètement, elle quantifie « la pauvreté du discours », c’est-à-dire la richesse des mots utilisés et la complexité grammaticale, ainsi que « le vol des idées », c’est-à-dire la propension du locuteur à passer d’un sujet à l’autre sans lien logique.
Du curatif au préventif
Mais l’avantage majeur apporté par cette nouvelle IA réside dans sa capacité à réaliser des diagnostics préventifs. En effet, dans la très grande majorité des cas, la méthode freudienne intervient après coup, c’est-à-dire une fois que les troubles du patient sont développés.
Dans le film de David Cronenberg, A dangerous method, Freud et Carl Jung tentent de soigner une patiente (jouée par Keira Knightley) grâce à des méthodes comme l’association libre ou l’interprétation des rêves. Mais celle-ci est déjà atteinte de graves troubles quand la thérapie commence.
À terme, cela pourrait même devenir un test de routine, pratiqué chez un médecin généraliste
La libre association, méthode phare de la psychanalyse, consiste pour le thérapeute à laisser s’exprimer le patient spontanément et sans aucune orientation durant la consultation. Toutes les paroles, qu’importe leur ordre ou leur futilité supposée, disent quelque chose de l’état psychique du patient. L’IA de Cecchi s’appuie sur cette méthode pour analyser la parole de milliers de personnes. À terme, cela pourrait même devenir un test de routine, pratiqué chez un médecin généraliste.
A dangerous Method, de David Cronenberg (2011).
En effet, aujourd’hui, une psychanalyse « classique » demande une grande expérience de la part du thérapeute. Ce dernier doit accumuler une longue expérience au fil des années afin de poser de bons diagnostics… après s’être lui-même allongé « sur le divan ». Et même dans des conditions optimales d’écoute, le diagnostic demeure toujours subjectif, pouvant être affecté par son humeur ou son état de fatigue. L’IA, quant à elle, ne requiert que des enregistrements de voix, quotidiens et informels. Et elle entend supprimer tous les biais humains.
Psychanalyse sur smartphone
En 1953, Jacques Lacan affirmait : « Qu’elle se veuille agent de guérison, de formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un médium : la parole du patient ». L’utilisation de l’IA ne changera rien à la pertinence de cette phrase du psychanalyste français. Les mots restent, pour l’instant, le moyen d’accès privilégié à notre inconscient.
Pourtant, l’IA risque fort de bouleverser la psychanalyse. Des décennies durant, des études d’envergure ne pouvaient être menées en raison du travail individuel et éclaté des psychanalystes. Or, l’IA permettra d’analyser des quantités très importantes de données issues de milliers de patients différents, qu’importe leur nationalité, leur âge ou leur langue.
La réalité virtuelle pourrait plonger les patients dans des conditions où leurs difficultés d’expression se révèlent, en raison du stress ou de la peur par exemple
Plus prosaïquement, aujourd’hui, l’accès à ces spécialistes peut prendre plusieurs mois et coûte encore très cher. À l’avenir, avec l’IA, des enregistrements réalisés au quotidien avec un smartphone pourront être directement analysés, ce qui constituerait un gain substantiel de temps et d’argent.
Et nous ne sommes qu’au tout début de cette révolution. Demain, la réalité virtuelle pourrait permettre de plonger les patients dans des conditions où leurs difficultés d’expression se révèlent, en raison du stress ou de la peur par exemple. Le couplage de ces deux technologies, l’IA et la réalité virtuelle, pourrait donc être notre nouveau psychanalyste à domicile.
Freud n’est pas encore mort, mais l’IA n’a pas dit son dernier mot…