Traducteur et interprète homme-machine, un métier d'avenir
Cet article est paru sur Usbek & Rica, le 3 avril 2017.
Et si nous avions fait fausse route en cherchant à développer le langage humain chez les robots ? Un laboratoire a annoncé en mars 2017 avoir créé des logiciels capables de mettre au point leur propre langue pour communiquer entre eux. En fabricant au gré des besoins un langage basé sur l'apprentissage par renforcement, à l'instar de l'AlphaGo de Google, ces intelligences artificielles pourraient créer un mode d'échange plus adapté à leur nature et donc plus efficace. Au risque de finir par exclure l'être humain de la boucle. Et d'avoir besoin d'interprètes pour comprendre cette nouvelle langue étrangère. C'est le scénario développé par Adrien Rivierre, lecteur contributeur d'Usbek & Rica.
Université de Nantes, 2026. Emilie est une étudiante brillante de 16 ans, passionnée par les langues vivantes. Plus tard, elle souhaite devenir traductrice-interprète. Alors qu’il y a quelques années seulement, cette profession était vouée à disparaître en raison des avancées fulgurantes de l’intelligence artificielle, la demande explose aujourd’hui avec le développement des nouvelles langues robotiques. Emilie a donc choisi une spécialisation en langue des robots, convaincue que bientôt, les êtres humains pourront dialoguer « naturellement » avec les machines… tel le robot C-3PO dans Star Wars, capable de comprendre et d'échanger dans tout un tas de langues.
Tout avait débuté en mars 2017, avec le roboticien Igor Mordatch, du laboratoire d’intelligence artificielle OpenAI, créé par Elon Musk (fondateur de Tesla) et Sam Altman (président de l’accélérateur de start-up Y combinator). Il annonça alors qu’il avait permis à des bots - des logiciels qui interagissent avec des serveurs informatiques - de créer leur propre langue afin de communiquer entre eux. C’est ainsi qu’Igor Mordatch était devenu le père des langues robotiques qui déferlèrent au cours de la décennie suivante...
Des méthodes actuelles décevantes
Ce scénario de science-fiction est loin d'être farfelu. Pendant longtemps, les linguistes et spécialistes de l’IA ont cherché à créer des interfaces informatiques permettant aux machines de comprendre notre langage naturel et de répondre à nos demandes avec pertinence. Avec cette méthode basée sur des réseaux neuronaux très puissants, des millions et des millions de données sont nécessaires pour que le programme s’améliore et puisse s’approcher d’une conversation humaine.
Un récent article du New York Times, « The Great A.I. Awakening », montre que l’amélioration de l’outil de traduction de Google fut obtenue par l’utilisation de réseaux neuronaux très puissants, capables de traiter non plus simplement des mots isolés, mais des phrases toutes entières donnant des résultats plus pertinents. Néanmoins, cet outil n’est disponible que pour les huit langues les plus traduites, car il exige une grande quantité de requêtes pour donner des résultats satisfaisants. La méthode peine en revanche à traduire des textes longs, qui nécessitent de prendre en compte des paramètres comme le contexte d’énonciation, le ton, le style…
La pauvreté des échanges est causée par l’incapacité du programme à mener une réflexion par lui-même, ce qui coupe court à tout échange prolongé
Cette méthode est aussi utilisée dans les assistants personnels comme Siri, développé par Apple, ou Google Now. Si les réponses à des questions rudimentaires et fermées comme « Quel est la taille de François Hollande ? » sont correctes (malgré la voix encore robotique) ; les questions complexes et ouvertes entraînent en revanche des réponses très décevantes. Ainsi, à la question « Les intelligences artificielles sont-elles morales ? », Siri répond en envoyant le lien du film Intelligence Artificielle ou un lien Wikipédia…
Face aux questions ouvertes et complexes, Siri, l'assistant personnel de Apple, s'en sort par des pirouettes et des réponses pré-programmées, mais ne peut réfléchir par lui-même à une réponse construite.
La pauvreté des échanges est causée à la fois par le jeu de questions-réponses terre-à-terre qu’il est nécessaire de poser pour avoir un semblant de dialogue avec la machine mais aussi par l’incapacité du programme à mener une réflexion par lui-même, ce qui coupe court à tout échange prolongé. La compréhension et la production du langage naturel par des machines est un des plus grands défis à venir dans le domaine de l’IA. Pour le relever, encore faudrait-il mieux comprendre ce qui se passe dans le cerveau humain, qui mobilise plusieurs zones simultanément pour produire du langage. Car si, âgés de quelques mois seulement, nous prenons la parole « sans y penser », ce sens commun, comme le nomme Yann LeCun, en charge du laboratoire d’IA chez Facebook, est impossible (pour l’instant) à recréer chez les machines.
Laisser les robots créer leur propre langue
Contrairement aux méthodes présentées précédemment, Igor Mordatch cherche à créer un environnement qui pousse « naturellement » des bots à inventer un nouveau langage adapté à l’environnement dans lequel ils évoluent ! La méthode se base cette fois sur l’apprentissage par renforcement : les machines apprennent au fur et à mesure d’expériences itératives (un peu comme lorsque que vous apprenez à faire du vélo). Cette technique est loin d’être nouvelle dans le monde de l’IA puisque c’est celle qui fut utilisée par AlphaGo, l’intelligence artificielle de Google DeepMind qui a battu le champion du monde de Go à plusieurs reprises. Il s’agit ainsi de donner naissance à un monde de tâtonnement - d’essais et d’erreurs - où l’objectif est de réaliser le plus efficacement possible une tâche donnée.
Les bots créent un langage qui favorise l’entre-aide et la collaboration en assignant des caractères abstraits à des concepts qu’ils rencontrent pendant leur navigation dans le monde virtuel
Ainsi, Igor Mordatch a élaboré un monde en deux dimensions, qui prend la forme d’un grand carré blanc (voir image ci-après), dans lequel les bots doivent effectuer des tâches simples comme celle de se déplacer vers un point donné au centre du carré. Pour y parvenir rapidement, les bots créent alors un langage qui favorise l’entre-aide et la collaboration en assignant des caractères abstraits à des concepts qu’ils rencontrent pendant leur navigation dans le monde virtuel. Ils peuvent le faire pour eux (ils se donnent des noms), pour désigner des objets mais aussi pour nommer des actions comme « aller vers » ou « regarder vers ».
Aujourd’hui, ces caractères prennent la forme d’une suite de chiffres qui ensuite ont été « traduits » et « interprétés » sous forme de mots par les chercheurs.
Les bots d'Igor Mordatch se parlent pour atteindre leurs objectifs !
Et les langages seront infinis !
En créant ces conditions de production de nouveaux langages pour des bots, Igor Mordatch fait écho à la définition du plus grand spécialiste du langage, Noam Chomsky, pour qui un langage est un ensemble, fini ou infini, de phrases (de caractères), chacune de longueur finie et constituée à partir d’un nombre fini d’éléments. Définition qui englobe bel et bien tout nouveau langage créé par des IA et des bots !
Comme lors de la naissance du langage humain, qui s’est développé afin de permettre la vie à plusieurs en société et d’avoir un avantage sur le monde animal, la prochaine étape consistera à complexifier l’environnement dans lequel les bots interagissent pour développer un langage avec un vocabulaire plus large permettant de réaliser un nombre d’actions accru. Ces travaux ne sont là que les balbutiements d’une nouvelle ère où le langage va autoriser une meilleure organisation, efficacité et communication des robots, entre eux et très certainement avec nous, humains.
Retour en 2026, à l’Université de Nantes. Emilie prépare son stage dans une usine uniquement composée de robots qui ont inventé un langage complexe que les superviseurs humains ne parviennent pas à comprendre. Elle fait ainsi partie de cette nouvelle génération qui œuvrera à améliorer la communication entre l’homme et les machines assurant par la même un dialogue constant et une compréhension mutuelle source de stabilité.
Et si l’on pense à la phrase du philosophe autrichien Wittengstein, qui affirmait que « les limites de notre langage sont les limites de notre monde », on se dit que tout progrès de la production du langage par les bots ne fera qu’élargir et enrichir leur monde… et le nôtre. Grâce à ces nouveaux traducteurs-interprètes.
Image à la Une : Le robot de Star Wars, R2D2, au langage abscon pour le commun des mortels, face à son créateur, Tony Dyson.