Dialoguer avec les extra-terrestres… pour sauver le monde

Cet article est paru dans Usbek & Rica, le 16 décembre 2016.

Avec Premier Contact, son nouveau film de science-fiction encore à l'affiche, Denis Villeneuve aborde avec un certain brio la question d'un possible dialogue avec des extraterrestres. Analyse par Adrien Rivierre, lecteur participatif d'Usbek & RicaAttention, cet article contient des spoilers !

Sorti en salle le 7 décembre 2016, Premier contact, le thriller à succès de Denis Villeneuve, qui a fait l’unanimité à la dernière Mostra de Venise, met en scène une visite extraterrestre aussi inexplicable qu’effrayante. Pour comprendre leurs intentions sur Terre, et la présence de douze vaisseaux aux quatre coins de la planète, le gouvernement américain engage une linguiste (Louise, jouée par l’actrice Amy Adams) à qui incombe la charge de décrypter leur langage.

L’intrigue étriquée du réalisateur canadien, inspirée de la nouvelle de Ted Chiang, L’Histoire de ta vie, repose sur le problème de la communication entre deux espèces. Tout au long de son long métrage, Denis Villeneuve nous fait découvrir un cheminement  linguistique qui, selon Jessica Coon professeure à l’Université McGill, est fidèle à ce qui pourrait se passer dans la réalisé mais en version accélérée. L’objectif est ainsi de savoir quels sont les éléments majeurs sur lesquels reposent le langage inconnu : établir un vocabulaire rudimentaire, déterminer si les extraterrestres utilisent une unité pour identifier un objet, etc.  Le tout sans qu'aucune technologie révolutionnaire ne soit utilisée.

L'hypothèse de Sapir-Whorf

Au cœur de la compréhension du langage de ces extraterrestres, appelés « heptapodes », se trouve l’hypothèse de Sapir-Whorf, du nom des deux anthropologues et linguistes américains qui l’ont établie. Exprimée simplement, cette hypothèse soutient que la façon dont nous voyons le monde dépend de notre langage. Elle peut être déclinée en deux versions, l'une dite faible et l'autre forte.

L’hypothèse faible, aussi appelée « relativité linguistique », affirme qu’il existe un lien entre le langage utilisé et la représentation du monde que nous avons. Le langage apporte des contraintes, un cadre, à certains de nos processus cognitifs. Par exemple, une personne parlant le français et une autre parlant le mandarin, par le fait même qu’ils parlent une langue différente, ne voient pas le monde de la même manière. Autrement dit, ils n’analysent pas la réalité de façon similaire. Whorf prenait lui l’exemple de la langue esquimau qui dispose de trois termes pour désigner la neige, alors que l’anglais (ou le français) n’en utilise qu’un : « snow » (neige). Dans une région où la neige est omniprésente et occupe une place centrale dans les activités du quotidien, elle peut être désignée avec plus de finesse qu’en Europe.

(Owen Davey)

L’hypothèse forte ou « déterminisme linguistique », suppose que le langage détermine la manière dont nous voyons le monde, nos structures de pensée, nos connaissances ou encore la manière dont notre mémoire fonctionne. Nous savons aujourd’hui que cette hypothèse de cause à effet est fausse car non vérifiée dans les faits.

Mais Denis Villeneuve embrasse justement cette seconde hypothèse et la prolonge même en affirmant que la maîtrise de toute autre langue permet de faire fonctionner différemment son cerveau. En l'occurrence, dans Premier contact, de voir le monde comme les extraterrestres. Ce changement de vision du monde est d’autant plus impossible qu’il est immédiat. L’apprentissage et le fait de parler le mandarin n’entraîne pas une mutation radicale de la manière de voir la réalité mais  apporte plutôt une perspective et des nuances nouvelles dans le rapport au monde.

L'IA et la frontière du langage naturel

Les progrès réalisés dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) ne cessent de s'accélérer, sans qu'on parvienne pour le moment à percer le mystère de notre langage dit «naturel». Le centre de recherches de Facebook, dirigé par le français Yann LeCun, Google DeepMind ou encore Microsoft Skype sont aujourd’hui sur le point de mettre fin au mythe de la tour de Babel qui, selon la Bible, introduisit la pluralité des langues dans notre monde pour éviter que les hommes ne se fassent l’égal de Dieu. L’utilisation des systèmes neuronaux artificiels laisse ainsi entrevoir un futur où cette diversité des langues sera aisément surmontée grâce à des algorithmes capables de traduire en temps réel.

Comment un bébé fait-il pour associer le mot « chien » à la réalité du chien en très peu d’itérations seulement, alors qu'une IA a besoin de se nourrir de millions d’images de chiens ?

Pourtant, le chemin demeure encore (très) long. Bien au-delà des assistants personnels comme Siri ou Cortana, aux performances encore très limitées, Yann LeCun considère que la prochaine frontière de l'IA réside dans notre capacité à découvrir comment fonctionne notre cerveau lors de la production du langage. C'est le seul moyen pour espérer un jour réussir le fameux test de Turing : un humain serait alors incapable de savoir s'il dialogue avec une machine ou avec l'un de ses congénères. C’est ce que le chercheur appelle le « sens commun », qui peut se résumer à cette idée : comment parvenons-nous à exprimer nos idées dans notre langue maternelle sans effort ? Ou encore, comment un bébé fait-il pour associer le mot « chien » à la réalité du chien en très peu d’itérations seulement, alors qu'une IA a besoin de se nourrir de millions d’images de chiens pour associer ce mot à la réalité ?

Le langage comme reflet du monde

Les heptapodes de Premier contact disposent d’une vision cyclique du temps, à la différence des humains, qui en ont une vision linéaire. Nous divisons le temps avec des concepts aussi simples que le passé, le présent et le futur ; et plus précisément encore, à travers des catégories qui se succèdent : années, mois, semaines, jours, heures, minutes, secondes… À contrario, dans une conception cyclique du temps (comme c'était le cas dans l’Antiqué notamment), les concepts de début et de fin n’ont plus de sens car, tel un cercle, le temps est conçu comme la répétition de cycles immuables. Comprendre ainsi le temps revient à dire que demain n’est pas un autre jour mais bien plutôt le retour du jour.

Mais avant d’analyser comment les extraterrestres de Denis Villeneuve s’expriment, il faut noter une subtilité qui a son importance, à savoir qu’ils disposent de deux langages, un langage parlé et un langage écrit qui n'ont pas de liens évidents. En français, c’est tout l’inverse qui est à l’œuvre : dans le mot « maison », la lettre « m » correspond bien au son [m]. L’inspiration initiale de Ted Chiang, prolongée par Denis Villeneuve, trouve ses origines dans certains dialectes chinois, qui utilisent des symboles qui ne sont pas des sons individuels mais peuvent être des concepts entiers. De manière générale, les signes chinois représentent des mots composés de différents symboles assemblés, et non des sons comme dans la langue française. Plus intéressant encore, les Japonais, qui ont trois systèmes d’écriture différents, partagent celui des Kanji avec la Chine. Pourtant, malgré cette similarité d’écriture, Chinois et Japonais sont incapables de se comprendre car les signes écrits ne correspondent pas phonétiquement aux sons émis par les deux peuples.

C’est en déchiffrant le langage écrit des heptapodes qu’Amy Adams parvient à voir le futur

Denis Villeneuve et ses équipes confient avoir eu beaucoup de difficultés à trouver des symboles pour représenter le langage des heptapodes. Ils ont finalement créé un dictionnaire d’une centaine de signes pouvant être combinés pour composer de nouvelles notions.

C’est sur cette dichotomie que repose le langage des heptapodes. C’est pourquoi la linguiste se concentre sur le langage écrit plutôt que parlé (les sons émis sont d’une certaine manière encore plus éloignés de notre langue). Et c’est en déchiffrant leur langage écrit, en l’apprenant et en le maîtrisant, qu’Amy Adams parvient à voir le futur, c’est-à-dire à acquérir une vision cyclique du temps.

Premier Contact, par sa succession de scènes enchâssées, nous perd à de multiples reprises, avant de montrer que par la langue des extraterrestres – véritable cadeau fait à l’humanité – Louise dispose désormais des clés pour sauver le monde !

 

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Photo de Une : La linguiste Louise - jouée par Amy Adams - déchiffrant la langue des heptapodes dans le film Premier Contact.

 
Adrien Rivierre