La leçon d’argumentation d’Alexandria Ocasio-Cortez
Cet article est paru dans Les Echos, le 13 février 2019.
Le 8 février dernier, face aux représentants du gouvernement, Alexandria Ocasio-Cortez, nouvel espoir du parti démocrate et âgée de seulement 29 ans, prend la parole pour défendre une loi visant à mieux réguler la vie politique américaine. Dans les cinq petites minutes qui lui sont imparties, la représentante de l’État de New York décide de dénoncer vigoureusement le pouvoir des entreprises privées ainsi que leurs dérives financières et juridiques par une rhétorique singulière.
Mais pour bien comprendre la pertinence de cette intervention, il faut rappeler que ce projet de loi, appelé "For the People Act", n’a aucune chance d’être voté, car le chef de la majorité républicaine au Sénat ne souhaite pas l’inscrire à l’ordre du jour. Ainsi, l’objectif premier d’Alexandria Ocasio-Cortez était de mettre en lumière ce qu’elle considère être de graves dysfonctionnements et abus du système actuel.
Pour y parvenir, elle décide de jouer un jeu de rôle en se glissant dans la peau d’un méchant, d’un "très sale type". Dès lors, ses interlocuteurs, qui sont les représentants du gouvernement, se retrouvent malgré eux dans la peau d’un individu mal intentionné. La députée commence alors en affirmant : "[…] je veux m’en tirer avec le plus de mauvaises choses possibles, idéalement pour m’enrichir et faire avancer mes intérêts, même si cela signifie faire passer mes intérêts avant ceux du peuple américain". Une fois ce personnage et la situation initiale campés, elle déploie un raisonnement logique implacable qui fera le tour du monde et permet par la même occasion de s’arrêter sur quelques excellentes techniques d’argumentation.
Des questions fermées
Tel un interrogatoire, Alexandria Ocasio-Cortez pose plusieurs questions successives aux représentants du gouvernement en s’assurant que celles-ci soient toujours fermées, c’est-à-dire dont la réponse est soit oui soit non. Ainsi, elle ne s’expose pas à une potentielle réfutation et garde en permanence le contrôle de l’échange.
Des questions précises pour tirer des enseignements clairs. Après chaque réponse apportée, l’oratrice prend le temps de résumer, par une courte phrase, l’enseignement à retenir. Procédé d’une grande pédagogie, elle s’assure que toute l’audience dispose du même niveau d’information et consolide la connaissance nouvellement acquise, chose essentielle pour progresser dans son argumentation.
Le "pied-dans-la-porte"
Car le raisonnement logique mis en place est construit telle une gradation qui monte en puissance. Dans son ouvrage, La parole manipulée, l’auteur français Philippe Breton appelle cette technique le cadrage contraignant. Alexandria Ocasio-Cortez débute son argumentation en posant une première question dont la réponse est facile à donner et peu engageante pour la personne interrogée (en l’occurrence l’interlocuteur confirme à l’oratrice qu’une campagne électorale peut être financée entièrement par des entreprises, un état de fait connu aux États-Unis).
Puis, une fois ce consentement obtenu, la députée en demande un second, plus engageant encore. Ce procédé est alors répété à plusieurs reprises d’où le nom donné par Joule et Beauvois de "pied-dans-la-porte", car une fois enclenché, il est très difficile à arrêter. La montée en puissance est telle qu’Alexandria Ocasio-Cortez finit par mettre en cause Donald Trump lui-même avec cette phrase conclusive : "On voit bien qu’il serait déjà légal et facile pour moi d’être corrompue dans ce système, mais c’est encore plus facile pour le Président des États-Unis."
Jouer la crédulité
Enfin, pour renforcer la sensation que les propos énoncés par les représentants du gouvernement sont scandaleux à ses yeux, l’oratrice joue la naïve. Elle feint d’inventer les questions et exemples mentionnés, en levant les yeux au ciel, et en les présentant comme une succession de possibilités improbables et farfelues. Or, le ton de la voix comme la gestuelle montrent qu’elle fait exprès d’en rajouter comme pour mieux souligner l’absurdité de ce qu’elle dénonce.
Tour de force oratoire, en seulement cinq petites minutes, Alexandria Ocasio-Cortez a réussi à dénoncer avec force un système qu’elle juge "fondamentalement cassé". Cette prise de parole, qui utilise les ressorts d’une excellente argumentation, en dit long sur le talent, la détermination et l’engagement de la députée, logiquement considérée de plus en plus comme la digne héritière de Barack Obama.