"L’entreprise du XXIe siècle sera narrative ou ne sera plus"
Les entreprises se sont toujours rêvées en héros des temps modernes. Logique puisqu’au cœur de nos sociétés, ce sont elles qui enrichissent le pays, créent de la valeur et de l’emploi, fournissent les biens et services que nous désirons. Mais au-delà de leurs contributions économico-financières, elles doivent désormais participer aux transformations sociétales et environnementales.
Il s’agit là d’une remise en cause existentielle, symbolisée par leur récente quête de “raison d’être” et leur volonté de devenir des “entreprises à mission”. Ces vocables aux accents philosophiques et psychologiques renvoient aux questions qui animent tout héros aux prises avec une histoire qui le dépasse : qui suis-je ? Où vais-je ? Que puis-je faire pour créer un monde meilleur ? L’ère des entreprises narratives a bel et bien commencé. Pour en saisir les contours, il faut comprendre l’articulation entre la vision de long terme qu’elles doivent projeter, le rôle qu’elles jouent pour lui donner vie et la création d’un récit de la transition pour favoriser l'engagement des collaborateurs.
Cap sur le futur
Une entreprise narrative se doit tout d’abord de façonner une vision du futur claire et cohérente, notamment par rapport à son histoire. Loin d’être une lapalissade, la recherche scientifique a montré que plus la connaissance de son passé est fine, plus la résilience face aux chocs subis et la capacité à se projeter sont aisées. Or, les entreprises ont parfois du mal à se regarder dans le miroir et à prendre le temps de réfléchir à la société qu’elles voudraient voir advenir, d’autant que la prise en compte des seules préoccupations économiques et financières ne suffit plus.
Porter une vision du monde implique d’adopter un point de vue global sur celui-ci. Impossible dès lors de réfléchir en termes d’externalités, qu’elles soient positives ou négatives… chaque prise de décision et activité réalisée sont à analyser à l’aune de leurs implications sociales, sociétales, environnementales. La vision devient politique au sens où elle donne à voir une image future de notre société (polis en grec) comme le pressent Pascal Demurger, Directeur général de la MAIF, dans son ouvrage L'Entreprise du XXIeme siècle sera politique ou ne sera plus. Cette vision du monde constitue une boussole nécessaire pour se repérer dans un monde VICA, c’est-à-dire Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu (de l’acronyme anglais VUCA, Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity). Et au rythme des bouleversements actuels, même si la vision reste floue et mouvante, elle n’en demeure pas moins indispensable car source d’inspiration.
Sans cette dernière, aucune aventure entrepreneuriale n’est possible car les récits de l’avenir participent à la création d’un sens commun collectif. En peignant des territoires inconnus encore à conquérir, les entreprises fédèrent. Le récit de la vision devient alors une puissante colle sociale entre tous les collaborateurs, partenaires, fournisseurs, actionnaires et bien sûr consomma(c)teurs.
J’agis donc je suis
Une fois la vision du monde élaborée, il s’agit pour les entreprises narratives de contribuer à sa réalisation par ses paroles et ses actes. En France, la Loi Pacte, votée le 22 mai 2019, encourage ainsi les organisations à définir leur mission, c’est-à-dire leur contribution individuelle au monde. Aujourd’hui, les entreprises souhaitent être les principales bâtisseuses de l’avenir, épousant la phrase de Gaston Berger, l’un des pères fondateurs de la prospective, selon laquelle :“Demain est moins à découvrir qu'à inventer.”
Or, s’il s’agit d’inventer un monde qui lutte contre le réchauffement climatique et à même de résoudre pléthore de troubles sociétaux, force est de reconnaître que les engagements devront se durcir. La marque vestimentaire Loom, au cœur d’une industrie de la mode que l’on sait polluante, définit par exemple sa mission de la sorte : “Produire mieux et surtout (beaucoup) moins.” L’entreprise narrative du XXIème siècle peut prôner… une moindre consommation !
Ce mouvement n’en est donc qu’à ses balbutiements et comme le souligne Adrien Couret, Directeur général du groupe Macif, entreprise récemment devenue à mission, des amendements seront nécessaires pour favoriser des changements importants de gouvernance ou pour mettre en place une évaluation des dirigeants selon des critères économiques, financiers mais également sociaux, sociétaux et environnementaux.
Et si la tâche peut sembler insurmontable, d’autant que le temps est compté, il ne faut pourtant pas sous-estimer la rapidité et la puissance avec laquelle un collectif peut agir pour faire changer les choses. C’est pourquoi le principal verrou à lever est celui de la culture d’entreprise et de la quête de sens des collaborateurs.
D’un récit de la vision à un récit de la transition
Pour ces derniers, le sens réside dans l’adéquation entre la vision projetée et le rôle joué par les entreprises dans celle-ci, et les actions individuelles réalisées au quotidien. Le récit indispensable est ici celui de la transition car il permet, au fur et à mesure des actions quotidiennes, de surmonter les obstacles identifiés, de mobiliser les ressources pertinentes, de développer de nouvelles compétences... C’est l’unique chemin pour transformer les collaborateurs en collabora(c)teurs engagés.
Ce changement de perspective permet également de dépasser les injonctions contradictoires qui mesurent l’écart entre le récit de la vision et celui de la transition, c’est-à-dire entre le futur meilleur décrit et le présent nécessairement imparfait. L’entreprise de vente à emporter Foodchéri a par exemple décidé de bannir le bœuf, le cabillaud et les avocats de ses recettes, des produits qui participent à la pollution de notre monde. Si d’autres produits pourraient être interdits, ces premiers pas rendent néanmoins la vision long terme tangible, elles l’actualisent. L’essentiel est là !
Dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, un nouveau type de roman apparait. Il est dit d’apprentissage, de formation ou encore d’éducation (Bildungsroman). Contrairement à la fonction première du roman, celle de transporter le lecteur dans un autre monde (ce que font les entreprises à travers leur vision du futur), le roman d’apprentissage se concentre sur la figure d’un héros qui grandit au gré des péripéties vécues. Confronté à un environnement hostile, il se met en chemin pour tenter d’apporter des solutions. Au fur et à mesure des actions et des rencontres, sa naïveté première devient sagesse. A l’ère des entreprises narratives, ce héros est le collectif tout entier représenté par l’ensemble des collabora(c)teurs. Là où l’on parle de roman initiatique, il faut aujourd’hui façonner des entreprises narratives initiatiques...