Comment la technologie change nos façons de raconter des histoires
Cela fait des millénaires que nous racontons des histoires. Il y a fort longtemps, elles étaient uniquement partagées à l’oral, autour d’un feu, puis par écrit et enfin plus récemment par l’intermédiation des écrans. Pourtant, avec le développement de nouvelles technologies comme la réalité mixte et l’intelligence artificielle, ces trois modes de transmission deviennent trop limitantes. Voici à quoi pourrait ressembler le storytelling du futur, d'après Adrien Rivierre, lecteur d'Usbek & Rica.
4 000 avant J.C., en Babylonie. Gravé sur une pierre trouvée à l’emplacement de la bibliothèque de Ninive, le plus ancien récit de fiction connu à ce jour. Il s’agit d’une incroyable épopée, celle du roi d’Uruk, Gilgamesh. Il faudra néanmoins attendre 1872, pour qu’un anglais du nom de George Smith fasse parler ces tablettes d’argile remplies d’inscriptions akkadiennes. À la lecture de cette histoire, la première chose qui saute immédiatement aux yeux est son éternelle modernité. Dans sa structure, dans son thème comme dans son intrigue, l’épopée de Gilgamesh correspond en tout point aux canons, encore en vigueur, des récits de fiction.
Pourtant, à y regarder de plus près, cette histoire surprend surtout par son mode de transmission. Bien qu’elle dut être partagée oralement depuis des années, pour la première fois, un conteur a pris soin d’écrire la vie de Gilgamesh. C’est une rupture fondamentale car l’unité de temps est rompu. Autrement dit, l’histoire peut être lue sans la présence physique du conteur, présence temporelle et géographique. Mais l’importance du support papier deviendra une véritable révolution vers 1440 avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. L’expérience de « consommation » des récits devient massivement celle de la lecture.
Il faudra attendre plusieurs siècles pour que la radio remette la voix sur le devant de la scène avant l’invention du cinéma (puis la télévision) qui ajoutera une dimension visuelle inédite au partage de récits. Voici ainsi résumées les trois principales expériences possibles de la fiction jusqu’à aujourd’hui : l’écoute, la lecture et la visualisation. Et il faut noter ici que les téléphones portables comme les tablettes n’ont pas fondamentalement rebattu les cartes.
Ce constat se révèle étonnant à une époque caractérisée par le développement de nouvelles technologiques qui promettent d’offrir des expériences toujours plus immersives, plus expérientielles, plus interactives et plus sensorielles. Et alors que la science-fiction et les récits prospectifs pullulent, que cela soit sous forme de romans, de films, de séries télévisées ou de podcasts, l’expérience de consommation narrative demeure encore à ce jour relativement inchangée. Des tentatives ont existé bien sûr… avec les moyens du bord.
Dans les années 1980, pour renforcer l’immersion dans les romans de science-fiction, des auteurs transformaient le lecteur en héros dans des livres-jeux (« gamebook » en anglais). Certes, l’interactivité est accrue mais elle reste très limitée par l’utilisation du support papier. Ce sont surtout les jeux vidéo qui dès les années 1980 vont introduire une rupture significative dans la façon de raconter des histoires car le récepteur de celle-ci devient un joueur, c’est-à-dire un acteur engagé et actif dans son élaboration. Mais le chemin de la révolution du storytelling est encore long.
Des histoires à explorer
C’est pourquoi une poignée d'irrésistible innovateurs tentent de dessiner les contours des récits du futur. Depuis plusieurs années déjà, la plateforme Netflix investit par exemple sur la production de contenus interactifs. Ainsi, l’un des épisodes de la série à succès BlackMirror - Bandersnatch - offre aux spectateurs une succession de choix à réaliser ayant des répercussions aussi bien sur la durée de l’épisode (il oscille ainsi entre 50 et 70 minutes) que sur le déroulement et l’épilogue de l’histoire.
Le succès de Bandersnatch fut d’ailleurs si important qu’il posa de nombreuses questions relatives au futur du 7ème art. L’interactivité va-t-elle devenir la norme ? Dans quelques années, sera-t-il inconcevable de partager une histoire sans rendre l’audience active et pleinement engagée dans son développement ? Le cinéma tel que nous le connaissons sera-t-il le parangon de l’ennui ? Et que dire de la lecture ?
Une partie de la réponse est déjà connue grâce, à nouveau, à l’industrie du jeu vidéo qui se situe à l’avant-garde du storytelling mais plus que cela du storyacting. Il renouvelle en effet grandement l’expérience narrative en impliquant le joueur au coeur du récit, mieux, en lui conférant la place du héros. Dans Minecraft, vous pouvez ainsi construire librement le monde de vos rêves à l’aide de blocs qui sont tels des pièces de puzzle (jeu vidéo dit « bac à sable »).
Dans la saga Grand Theft Auto, vous incarnez un personnage qui évolue dans un « monde ouvert » (vous disposez d’une liberté de mouvement comme dans la vraie vie) et où vous devez effectuer des choix qui auront des conséquences sur le déroulement de l’histoire. Les recherches montrent que le caractère exploratoire de ces jeux vidéo, c’est-à-dire la possibilité d’y évoluer librement, augmente l’engagement de long terme des joueurs.
La volonté de développer de nouvelles expériences narratives réunit également à New York, tous les ans depuis 2012, des passionnés et entreprises au festival Future of StoryTelling. A travers cette initiative, son inventeur, Charles Melcher, se donne pour objectif de répondre à une question enthousiasmante : « À mesure que les technologies continuent d’évoluer, comment allons-nous créer, partager et expérimenter la singularité la plus fondamentale de la culture humaine : les histoires ? » La réponse se dessine sous les traits de trois grandes tendances que je propose ici d’explorer.
Des histoires à la voix active
Toute histoire, par les descriptions, la mise en scène de péripéties et personnages, permet de vivre des expériences par procuration. Et quand l’empathie avec le héros joue à plein, nous ressentons ses peurs, ses joies, ses déceptions, ses moments d'exaltation. Nous comprenons ses choix et sommes parfois même capables de les anticiper. Pourtant, dans la vaste majorité des cas, le récepteur demeure dans une position - de lecture, d’écoute ou de visionnage - exclusivement passive. Dès lors, il est beaucoup plus facile de « sortir » d’une histoire.
Les études scientifiques prouvent d’ailleurs que la réalisation d’actions permet d’apprendre plus efficacement et de graver les mémoires plus durablement (le célèbre « learning by doing » de la théorie de l’apprentissage). Et aujourd’hui, avec les technologies de réalité mixte - virtuelle et augmentée - il est possible de faire du récepteur un véritable acteur de l’histoire. Cette dernière ne se déroule plus simplement sous ses yeux mais elle prend vie tout autour du lui. Le passage à la voix active décuple l’engagement - ce que les spécialistes appellent le « transport » - au sein du récit.
Par exemple, un dispositif comme Birdly VR, un dispositif qui permet de ressentir les sensations d’un vol et ainsi du vertige, de la vitesse, de la peur… Avec la réalité virtuelle, vous êtes un oiseau… ou superman ! Tout l’enjeu pour les conteurs d’histoires de demain sera non seulement de raconter (telling) mais surtout de pousser les audiences à agir dans leurs mondes (acting).
Des histoires pluri-sensorielles
Les émotions sont le carburant des histoires. Ce sont elles qui créent un attachement fort aux personnages. Sans lien affectif, le récit n’existerait tout simplement pas. Nous aurions à faire à une succession analytique et factuelle d’éléments. C’est pourquoi tous les conteurs cherchent à maximiser les émotions ressenties car ils savent qu’ils sont le meilleur moyen de toucher quelqu’un profondément, de lui parler directement, au coeur plus qu’à la raison.
Déjà, grâce aux images et aux sons, il est possible de véhiculer des émotions plus fortes. De nouveaux podcasts de fiction émergent ainsi, comme Dreamstation (France Culture), et font appel à de nombreux sens simultanément. Pour Charles Melcher, fondateur et directeur du festival Future of StoryTelling : « Ces nouveaux types d'histoires nous entraînent dans quelque chose de plus interactif physiquement, de plus multisensoriel, qui réveille nos corps et nos sens ».
La synesthésie sera cruciale car elle renforce les apprentissages et la mémorisation. Et signe que le storytelling explore ces nouvelles expériences, le prestigieux Sundance Film Festival donne une place chaque année plus importante aux productions qui utilisent la réalité virtuelle dont certaines commencent à mobiliser l’odorat ou même le toucher en plus de la mobilisation de la vue et de l’ouïe. Et pour reprendre l’une des maximes du scénariste John Truby et auteur de L’anatomie du scénario (Michel Lafon, 2017) : « Une bonne histoire ne raconte pas seulement aux audiences ce qui s'est passé dans une vie ».
Des histoires personnalisées
Dans ses travaux développés dans les trois tomes de Temps et Récit, Paul Ricœur montre que toute histoire change en fonction du récepteur. Ce dernier a toujours un rôle à jouer dans la compréhension et l’interprétation du récit. C’est ce que le philosophe français appelle le phénomène d’actualisation. Mais avec les nouvelles technologies, cette actualisation sera décuplée. Imaginez que l’intelligence artificielle est d’ores et déjà capable de créer des récits, et cela à l’infini, de façon autonome. Elle pourrait ainsi, sous contraintes, proposer plusieurs possibilités au récepteur, et inventer la suite de l’histoire en fonction des choix effectués.
Nous entrons bel et bien dans l’ère du récit interactif, voire même conversationnel. Par exemple, avec les bots qui seront intégrés dans nos téléphones, tablettes, assistants personnels, il sera possible d’entrer dans l’univers d’une fiction en entamant un simple dialogue avec le personnage de son choix !
Face à ces trois mutations, la question centrale demeure : le storytelling est-il en train de faire sa révolution ? Oui et cela sous l’impulsion des nouvelles technologies qui doivent encore se généraliser au grand public. Mais plus encore parce que les nouvelles technologies changent la façon dont nous apprenons, réfléchissons et créons. Il est ainsi fort à parier que la réalité mixte et l’IA offriront des possibilités narratives qui étaient jusqu’ici impossibles. Et nul doute que l’homme ira naturellement vers des histoires expérientielles, toujours plus proches de ce qu’il vit dans la réalité.
Ce futur du storytelling devra néanmoins surmonter quelques obstacles de taille. Le premier est d’ordre financier. La création d’histoires à choix multiples voire interactives va de pair avec des difficultés de conception exponentielles. Dans une conférence TED, le créateur de jeux vidéo David Cage (Quantic Dream) souligne que la création de différents scenarii entraîne la gestion d’une arborescence narrative très complexe.
Deuxièmement, pour casser l’impression de linéarité de l’histoire, son déterminisme, il faut créer des environnements évolutifs et personnalisés. Or, cette implication du récepteur reste souvent une énigme car, à l’inverse du conteur, il n’est pas connu à l’avance. Face à une même histoire interactive, un enfant japonais et un adulte brésilien ne prendront pas les mêmes décisions. À nouveau, la production devient bien plus ardue.
Troisièmement, des craintes liées à l’addiction surgissent car les études psychologiques prouvent que les actes engagent bien plus que des paroles, et a fortiori que la simple écoute (passive) d’une histoire. Le débat sur la violence des jeux vidéo, qui pour certains experts seraient la cause de tueries aux Etats-Unis par exemple, a déjà largement investi le débat public. Enfin, la collecte de données personnelles pose également des questions quant à leur utilisation future.
Il y a 6 000 ans, le premier récit de fiction était écrit sur une pierre. Et aujourd’hui, comme jamais ce ne fut le cas depuis cette date, le storytelling semble à l’aube de sa révolution. Cette dernière reposera sur trois piliers majeures : la participation active des récepteurs qui deviendront dès lors des co-auteurs, l’appel aux émotions qui mobiliseront nos cinq sens en renforçant nos apprentissages et en gravant nos mémoires et la personnalisation qui donnera naissance à des histoires intimes, celles que nous souhaiterions voir prendre vie devant nous… ou plutôt avec nous.